« LA REVOLTE DE CANU»
Ou
Le peintre de l’Extraction




Qui ne s’est jamais demandé ce qui se passe de l’autre côté du miroir de ce que nous sommes ? Qui ne s’est jamais demandé si les choses ne sont pas autrement que ce qu’elles semblent être ? Qui n’a jamais osé soupçonner que la barbarie semble chaque jour encensée par nos bonheurs égoïstes, portée par des têtes aux sourires figés et aux regards vides, montées sur des corps sans vie ?

Qu'est-ce qui nous serait le plus intolérable ? Que l’on nous le dise ? Ou, que l’on nous le montre ? Non pas comme cela est fait communément, car nous sommes coutumiers de l’horreur et nous lui avons même fait une place de choix en la cultivant dans la laideur dont l’efficace se mesure au non-sens qu’elle engendre. On n’explique pas la laideur, on la subit.

Notons d’ailleurs, que dans ce cas précis, nous nous sommes même armés de pensées grasses et oiseuses pour tenir à l’écart ce spectacle dérangeant, non pas de notre nature, il y aurait là une excuse possible par nature, la faute de la nature, mais bien de ce que nous sommes en réalité dans les laideurs travesties par les fards outranciers des fausses couleurs de la vie et les poudres aux yeux clos. Autant de reliquats des factices beautés industrieuses et insidieuses, parures des richesses de la pauvreté esthétique dégoulinante au moindre rayon de vérité pour révéler ce que Canu appelle de son pinceau « les carcasses avec tête »… Il les décapite en autant de « Bustes de bouffon » errants, nous obligeant à contempler une entêtante galerie de portrait notre tête à la main.

Ô, Monsieur Canu, combien vous faut-il aimer les hommes pour vouloir les tirer de leurs abîmes ?

C’est ainsi que l’œuvre de Canu entre, à notre sens, « en peinture », dans notre histoire. A l’endroit où l’on attend rarement la peinture, car elle peut être précipitée et perdue dans son sujet quand elle touche aux conditions limites de ce qui est représentable, quand il y a une mise en danger de l’œuvre et de l’homme, ce qui aboutit parfois à une forme d’expressionnisme rassurant, mais picturalement réducteur, car immédiatement efficace pour l’œil paresseux. A ce titre, Canu ne feint pas et ce n’est pas une peinture facile de l’expression, mais de l’extraction qu’il donne à voir. Extractionnisme pictural de l’homme posé là. Munsch a poussé un cri, Canu fait hurler le silence des traits, des visages, des solitudes.

L’œuvre est composée essentiellement d’huiles fortes sur toiles, tableaux parfois sans titre comme pour ne pas nommer l’innommable. Dans la plastique de ses couleurs empâtées dans les volumes sertis de l’émotion horrifiée, il a réussi à sculpter des chairs meurtries sur des visages aux abois. Il a fait de la peinture une chaire qui envisage et prend parfois, au premier regard, les apparences d’un bestiaire pour certaines toiles, peinture de visages disgracieux, stigmatisés par des âmes torturées comme échappées du Purgatoire de Dante. Ce n’est là qu’apparences et illusions, car ce n’est là que réalité : l’enfer ce n’est pas les autres, c’est soi.

Canu donne à voir l’immensité de son talent dans la noirceur lumineuse de l’homme. Une évidence pour lui ou une peur qu’il partage avec nous, lorsque les masques tombent en dehors des chemins consentis où il est de bon ton de singer la folie, la création ou l’originalité. Ce qui est laid, c’est ce mensonge qui éloigne de la création, car il y a un risque à comprendre librement. Canu est à cette différence prés, privilège du peintre, que lui voit là où nous ne saurions regarder, où nous n’oserions regarder : le mensonge a besoin de corrompre l’œil pour abandonner le beau à la laideur.

Ne nous y trompons pas, point de métaphore de l’horreur du monde, point d’horreur de l’humanité, vous ne trouverez pas de cause extérieure à son œuvre non plus que d’explication par un inconscient torturé et salvateur. La peinture n’est pas naïve et Canu n’a pas besoin de ces petits arrangements où la plupart s’accommodent d’eux-mêmes par une singulière réduction du monde à leur monde sans particularité. Il y aurait là quelque chose de rassurant dans cette explication à cette vérité crue de nos errements. Bien au contraire, de quelques côtés que l’on observe l’œuvre, c’est une image de la vie courante qu’il a arrêtée en donnant une immense ampleur à des corps figés en l’instant : entrée de la pierre noire et de la craie blanche dans sa technique. Opposition de principe, il renvoie les antagonismes dos à dos ; au placard, l’opposition naïve entre le bien et le mal, le vrai et le faux, le bon et le mauvais, toutes ces figures, ces couples impossibles de la cour des Miracles, inventées par des faiseurs d’illusions pour que la vérité fasse des révérences au mensonge, pour que le bien devienne une figure du mal, pour que le vraisemblable devienne le vrai. Un monde où les aveugles portent des lunettes de soleil…

Pas de nature, pas d’univers, pas d’êtres, nous sommes alors renvoyés à nos mondes clos et impossibles jusqu’à être détachés de la simple condition animale comme réponse à un néant palpable que nous situons à l’horizon de notre miroir. Canu vient en butée sur ce mensonge. Plus encore, il peint l’impossible solitude en la remplissant des solitudes apparentes, gonflées de notre suffisante insuffisance. Ce qui prend toute la place. « Les bustes de bouffon » gardent l’air inspiré des mélancolies partagées sur des vides abyssaux et des détresses narcissiques. La vraie solitude est un exercice spirituel de la contemplation où l’on sait que la masse ne remplit, chaque être, que de vide, car la foule comme l’autre n’existe pas.

Il peint ainsi l’aliénation dans son asservissement à cette fausse solitude de l’isolement avec soi, nourrie de ces autres soi même et vorace jusqu’au cannibalisme. Des êtres qui ne se regardent pas et ne voient rien, se donnent à voir dans des sortes de postures empruntées, prédéterminées, prédisposées et se repaissent de leurs propres productions jusqu’à l’empoisonnement par leurs nourritures appauvries.

Alors, Canu s’arrête pour les saisir et éterniser leur pose jusqu’à la surexposition qui détruit, les détruit, tout en détruisant les modèles, en altérant l’artificiel de nos vies par l’insistance de son regard qui fatigue les traits pour l’éternité et burine les visages. Ce dont on se défend par un « Quelle tête ! ». Un temps de fixation qui assassine tous les artifices de la mécanique de l’image contemporaine. Mais Canu, faudrait-il le rappeler, sait peindre…l’enfance, la féminité, l’homme, la mère, le couple, enfin des choses comme des gens, mais on a du mal à s’y retrouver dans ces êtres éperdument absents d’eux-mêmes, retirés dans leur spectacle intérieur.

Comme cette toile sans nom : femme lascive, belle, apprêtée, à la robe immaculée, le chapeau ombrageant le visage puis, soudain, le visage sort de l’ombre, pourquoi ? Parce qu’en remontant, en descendant, de gauche, de droite, on finit toujours par chercher le visage, travers moderne, réflexe conditionnant, c’est alors que la disgrâce de la gravité des traits tombants s’instaure. Le fléchissement des courbes devient la flexion du corps sous le poids du visage ; ce visage, toujours le même, revendique l’âme sur le corps. Il y a quelque chose de l’ordre du sacré dans cette œuvre non pas au sens théologique, car ce n’est pas une vision de l’enfer, mais bien de notre enfer, fait des turpitudes de nos inventions inhumaines contre ce que nous sommes, contre notre incurie à aimer, à penser, hors les faux-semblants.

Condamnation sans équivoque de l’indifférence, de notre indifférence à l’amour.

Il construit ainsi autour d’une idée, pour certain un fantasme, pour d’autres un cauchemar, pour lui certainement, une compréhension douloureuse de l’intensité humaine par delà le bien et le mal. Peinture des arrières mondes pour nous, du monde pour lui.

Il poursuit implacable ce qui semblait aller de soi. Il nous pose un problème. Il suffit d’observer « La mariée »… femme à l’érotisme pantelant entre ses jambes, grave de gravité, à la mine défaite, étirée, seule…toujours seule…il continue… « La mariée au bouquet défait »…solitude à deux, amours parfaites de la ressemblance ; elle, toujours lascive, lui, souteneur, mais de quoi ? D’elle ? Du poids du mariage ? De la vie ? Il n’en reste pas moins que cela ne tient à rien sinon au bouquet défait gisant à ses pieds : annonciation de la chute.

Dans ces toiles, Canu explore la fragilité des beautés incertaines de l’identique tombant des visages, encore une fois, qu’il peint magistralement jusqu’au moment où notre regard les croise, nous l’avons dit : « c’est destructeur… » C’est ce moment d’extraction de ce rien qui nous fait échoir. Tout est peint, ils se ressemblent, ils sont identiques, ils sont affreux. Horreur d’une finitude, d’une similitude partagée, des lendemains sans horizons…éloge de la différence.

Il y a, à l’observation, quelque chose de l’ordre du supplice chinois…parfois un visage revient dans l’œuvre, permanent et lancinant, goutte à goutte rétinien, il est là non comme une réminiscence du peintre, ce serait trop facile et encore moins comme une de ses obsessions, mais au contraire comme quelque chose de savamment observé sur notre propension de masse à vouloir que tout soit semblable, répété. On serait tous pareils, alors il nous soumet à l’épreuve du semblable jusqu’à l’arrachement de soi.

Aussi, il explore notre finitude jusqu’à nous ramener au point. Point final de ce qui n’a jamais commencé. Il lui donne le regard vide du néant, toujours rehaussé de ce chapeau de clown au cas où nous oublierions que c’est l’envers de notre théâtre de marionnettes qu’il peint. Avec Canu, tous les visages se ressemblent à une proportion prés, traduisez sans avenir : l’enfant est comme le père, l’enfant est comme la mère, donc la mère est comme le père et le père est comme la mère, alors l’enfant est sans père, ni mère donc l’enfant est orphelin de ses parents, en fait sans parents…il advient que la mère ne soit ni femme, ni mère, et le père n’est ni une femme, ni un homme : il décrit la folie de nos relations dans ce mouroir des béatitudes en miroir. Quelle leçon de liberté ! Quelle leçon d’amour ! Cet enfant sans enfance, cette mère sans maternité, ce père sans paternité, ce couple découplé, n’ont pas d’âge : trahison des visages. Canu, peint des êtres seuls et intemporels. Il nous contraint, nous force à regarder ce que nous sommes au sortir de nous même. Il est au plus prés de l’inconscience des relations. Plus d’enfants, plus de femmes, plus d’hommes, les visages identiques traquent, montrent, dénoncent, l’identique répétition qui consolide nos peurs, solidifient nos ignorances de l’autre en nous même.

Étrange étrangeté : la vie n’est qu’une illusion sauf pour ceux qui acceptent de la vivre et de la regarder. Il nous peint l’attente…, l’attente de l’autre : impossible attente, impossible altérité. Il faut accepter les conditions de renversement du visible pour comprendre Canu, au-delà d’une représentation de la folie, qui la ferait verser du côté «des cahiers de l’art brut ». Gardons-nous de cette simplification interprétative pour aller à la rencontre d’un lecteur de nos inconsciences. Canu attend, c’est une peinture de l’attente, en attente. Ce que d'aucuns appelleraient le manque, mais il ne lui manque rien. La vie serait ainsi comme un rendez-vous manqué parce que votre hôte n’existe pas, ne sera jamais là, sauf à attendre un spectre, un fantôme, un semblant, sauf à le fabriquer, à le confectionner avec une minutie obsessionnelle pour s’apercevoir que l’on vient d’inviter son double : immonde circularité ou mystification consentie pour une génération spontanée de narcisse. Mais Canu n’en reste pas là.

Finalement derrière ces visages, derrière ces corps, dans le regard de ces êtres, il y a l’attente. Quand on sort des visages, Canu nous installe dans un coin qui accueille l’éternité de cette attente comme s’il allait se passer quelque chose. Mais il ne se passera rien, car nous nous sommes relégués au ban de l’humanité que nous avons créée, comme si la nature ne supportait plus notre nature. Qui pourrait s’en émouvoir ? Peut-être ceux qui ont fabriqué les miroirs.

L’œuvre de Canu est philosophiquement salvatrice et picturalement hypnotique aux confins de ce qui est représentable. Si face à ces œuvres, pour nous rassurer, nous avons posé la folie dans l’enfermement, dans l’insondable de l’étrangeté de ce qui est contre nos petits bonheurs à l’emporte-pièce, alors assumons que le peintre seul montre ce que nous sommes, car lui le fait par amour de l’humanité alors que d’autres rêvent d’enfermer l’expression de ce qu’ils sont dans leur for intérieur obscène de suffisance qu’ils posent comme l’humanité. Invalides de l’altérité, rescapés d’eux-mêmes…

Il y a des œuvres majeures en peinture qui, autrement que la comédie humaine, viennent figurer ce mauvais compromis de l’homme avec lui-même qui n’existe qu’au prix de sa défiguration. Il a pris le risque de faire de la profondeur une surface. Il a pris le risque de peindre ce qu’il ne voit comme aucun autre : la détresse humaine. Il a pris le risque de renverser le monde ; c’est un point de non-retour. Qui pourra encore dire que la peinture de Canu n’est pas l’art majeur.

André Medouni. Philosophe -2010